Traité constitutionnel européen : vingt ans après le non, retour aux origines du coup d’État libéral

Le 29 mai 2005, au terme d’une campagne résolument antilibérale menée par la gauche, des associations, des écologistes, des citoyens, le peuple français disait non au traité constitutionnel européen. Mais la droite et les sociaux-libéraux se sont très vite entendus pour enterrer le vote des Français et imposer une Europe libérale où s’est installée une crise démocratique favorisant une montée de l’extrême droite et de l’abstention.

Publié le 27 mai 2025 dans le journal L’Humanité – Gaël De Santis

Les ténors du « non de gauche » fêtent ensemble la victoire du non lors du référendum du 29 mai 2005. Mais la droite et les sociaux libéraux ont rapidement enterré le vote des Français pour imposer une Europe libérale.
© Francine Bajande

Il y a vingt ans, au soir du 29 mai 2005, place de la République, une immense joie soulève la France. Des citoyens viennent faire la fête, arborant les unes de l’Humanité. Au terme d’une campagne populaire inédite, 54,7 % des électeurs viennent de dire non au traité constitutionnel européen (TCE), que Jacques Chirac a soumis à un référendum.

Un non qui conteste le libéralisme que l’Union européenne voudrait pour seule boussole. Pendant dix mois, c’est la gauche qui a donné la tonalité de la campagne. La République française est le théâtre d’une gigantesque expérience d’éducation populaire. L’Humanité joue un rôle décisif dans le débat démocratique en publiant le texte constitutionnel commenté. Il s’arrache sur les marchés, les lieux de travail, les lieux d’étude.

Les kiosques écoulent ces éditions du TCE comme des petits pains. Le texte est stabiloté par les citoyens qui s’y plongent. Le PCF partage son temps d’antenne avec d’autres organisations de la gauche sociale et citoyenne. Des collectifs unitaires locaux se constituent avec Attac, des associations, des syndicalistes, des partis de gauche. Les citoyens débattent, le peuple est en ébullition. « On avait 60 millions de constitutionnalistes », se souvient David Cormand, eurodéputé écologiste partisan du oui.

« L’expérience la plus accomplie de démocratie citoyenne »

De leur côté, l’extrême droite et la droite de Charles Pasqua et Philippe de Villiers font bien campagne, mais sur des thèmes périphériques : l’adhésion de la Turquie et la supranationalité de l’UE. « L’essentiel du débat portait sur la question sociale, sur le substrat même des traités européens que reprenait le traité constitutionnel européen », tient à rappeler Francis Wurtz, président à l’époque de la Gauche unitaire européenne au Parlement européen.

Finalement, 54,5 % des électeurs du non sont issus de la gauche, 36,5 % de la droite, selon lpsos. « Pour la première fois, la majorité d’une société de l’un des grands États fondateurs de l’UE s’exprimait en faveur d’une refondation de la construction européenne », se souvient-il. « Pour la France, cela demeure l’expérience la plus accomplie de démocratie citoyenne, appliquée à l’Europe. Cet épisode a révélé l’aptitude souvent ignorée des citoyens à faire de la politique dans le sens le plus noble du terme », insiste-t-il.

La gauche du non déroule alors ses arguments antilibéraux. Elle brocarde l’interdiction faite aux États membres d’avoir un déficit supérieur à 3 % du PIB et dénonce la libre concurrence qui détricote les services publics. Sur France 3, la secrétaire nationale du PCF, Marie-George Buffet, appelle à voter non. Le premier secrétaire du PS et leader du « oui de gauche », François Hollande, est accueilli à Guéret, dans la Creuse, par des manifestants avec des boules de neige.

Un intérêt inédit pour la question européenne

Le dumping social et fiscal s’invite dans le débat : un an auparavant, huit pays de l’Est ont intégré l’UE et, en pleine campagne, une PME alsacienne propose à 38 de ses salariés un reclassement en Roumanie pour 110 euros mensuels. La Commission européenne croit bon de lancer au même moment la directive Bolkestein autorisant, par exemple, une entreprise lettone à faire travailler à rémunération lettone ses salariés en France. En mars, 100 000 personnes manifestent à Bruxelles et obtiennent une révision du texte.

Jamais les citoyens n’avaient montré un tel intérêt pour la question européenne : 59 % des électeurs du oui se sont déterminés sur la base d’enjeux européens, 36 % sur des enjeux nationaux, selon le sondage de sortie des urnes de CSA. Chez les électeurs du non, la situation est toutefois plus nuancée : 55 % justifient leur vote par la « situation sociale de la France », 23 % par le contenu du texte et 17 % seulement par les « orientations libérales ou sociales de la politique européenne ». Car le non reflète un malaise social, toujours sensible aujourd’hui.

Cette campagne est un désaveu pour la direction du PS, partisane du oui. Le député européen écologiste David Cormand souligne que le référendum n’est organisé que trois ans après la déroute de la gauche à l’élection présidentielle de 2002 : « Les propos de Lionel Jospin en campagne sont encore dans les esprits : « l’État ne peut pas tout », « mon programme ne sera pas socialiste ». »

Offrir un débouché au non pour 2007

Le 29 mai 2005 installe une ligne de démarcation entre « des gauches irréconciliables », estime l’eurodéputé. D’ailleurs, le non n’entraîne pas de changement de ligne au PS. Au congrès du Mans fin 2005, Laurent Fabius, partisan du non, échoue à battre François Hollande qui continuera à tenir les rênes du parti.

Les collectifs antilibéraux, eux, cherchent à offrir un débouché au non de gauche lors de l’élection présidentielle de 2007. Mais l’aspiration unitaire échoue. Trois candidatures antilibérales s’affrontent : Olivier Besancenot, Marie-George Buffet et José Bové.

Avec 25,9 % des voix, la candidate issue du oui de gauche, Ségolène Royal, rafle la mise, même chez les électeurs du non de gauche. « Le non a montré qu’il y avait un problème entre la majorité des Français et la construction européenne en l’état. Mais l’analyse n’a pas forcément été faite parce qu’il y avait la présidentielle de 2007. Cela est valable qu’on se soit prononcé pour le oui ou pour le non », analyse Arthur Delaporte, député PS.

« Les sujets fondamentaux de la présidentielle sont français, même s’il y a un impact européen : l’éducation, le logement, la fiscalité, la protection sociale, l’ordre public. Ségolène Royal a peu parlé d’Europe », observe Yves Bertoncini, ancien directeur de l’Institut Jacques Delors.

« Un vote réflexe pour défendre la nation »

La gauche fait de plus une lecture étroite du scrutin en faisant du seul antilibéralisme sa clé explicative. Dans Ma France (le Cherche midi, 2021), le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, estime que le vote pour le non n’était pas « forcément un vote antilibéral, mais plutôt un vote réflexe pour défendre la nation. (…) Ils avaient voté non pour « se défendre », pour « se protéger », pour empêcher « que leur usine ferme » ».

Selon lui, le PCF « n’a pas su porter cette exigence de respect de la souveraineté, de la nation », en plus de la dimension antilibérale. En vingt ans, le paysage politique de la gauche s’est redessiné. Qu’ils aient défendu le oui ou le non, les Verts sont fédéralistes et n’ont eu aucun mal à panser les plaies : Daniel Cohn-Bendit et José Bové battent la même estrade lors des européennes de 2009.

Chantre du non de gauche, Jean-Luc Mélenchon quitte le PS en novembre 2008. Aujourd’hui en tête de la gauche à l’élection présidentielle, la France insoumise récupère une grande partie du camp du non de gauche, électorat qu’il partage avec les communistes. « Le 29 mai a été un moment fondateur de notre famille politique. Il a montré la possibilité d’une victoire sur la base d’une alternative au néolibéralisme », souligne le parlementaire LFI Pierre-Yves Cadalen, pour qui, si cela ne s’est pas traduit dès 2007, c’est « du fait de l’éclatement de la gauche » antilibérale, mais aussi parce que « la politique n’est pas du temps court ».

La frustration, carburant de l’extrême droite

Car les effets du non s’inscrivent dans le temps long. D’autant plus que le résultat du vote a été honteusement bafoué. Fin 2007, Nicolas Sarkozy fait ratifier le traité de Lisbonne, qui reprend l’essentiel du TCE, par le Parlement réuni en Congrès, avec le soutien des socialistes. Pour le chercheur Yves Bertoncini, la gauche a fait une erreur en estimant « que le non allait conduire à abroger les traités antérieurs ou qu’il n’y aurait pas d’autres traités à l’avenir ».

La trahison du vote des Français par Nicolas Sarkozy a alimenté une « frustration qui s’est avérée un carburant très efficace pour le populisme d’extrême droite », déplore Francis WurtzCette attitude « a renforcé l’idée selon laquelle on n’a pas tenu compte du résultat », regrette Arthur Delaporte. Pis, « on n’a pas construit l’Europe dont on aurait besoin aujourd’hui ». Fédéraliste, l’Écologiste David Cormand note qu’il en « reste une trace dans la mémoire des Français : « On ne vous fait pas confiance. » »

Les Grecs ont fait une expérience similaire. En 2015, ils ont dit non par référendum à un nouveau mémorandum d’austérité. Verdict aussitôt enterré par l’UE et le FMI. « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens », avait alors lâché Jean-Claude Juncker, président de la Commission. En 2025, les traités européens restent un problème démocratique, la source d’une profonde crise sociale et un défi pour la gauche

 

 

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