Le Parlement européen a voté il y a quelques jours une résolution scélérate censée souligner l’« importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe ».
En réalité, cette mémoire est bafouée ligne par ligne, laissant présager un « avenir » sombre pour l’Europe. Visant à mettre un trait d’égalité entre communisme et nazisme, ce texte mobilise des considérants qui sont chacun des modèles de propagande et de révisionnisme historique. La signature du pacte germano-soviétique est ainsi obsessionnellement désignée comme cause principale du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Ce grossier raccourci historique permet d’absoudre cyniquement aussi bien le national -socialisme, son idéologie de mort et les régimes fascistes des années 1930 que l’atermoiement meurtrier et parfois connivent des chancelleries occidentales avec le nazisme, et la complicité active de puissances d’argent avec les régimes fascistes et nazi.
Silence est fait sur le traité de Versailles et ses conséquences. Aucun mot n’est consacré aux accords de Munich d’octobre 1938, ce « Sedan diplomatique » qui a livré les peuples européens au « couteau de l’égorgeur », ce « début d’un grand effondrement, la première étape du glissement vers la mise au pas», comme l’écrivait dans l’Humanité le journaliste et député communiste Gabriel Péri, fusillé par les nazis.
Tout le faisceau de causes mobilisées par des générations d’historiens pour tenter d’expliquer le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale est bazardé au profit d’une bouillie antirusse sans aucun égard pour le sacrifice immense des Soviétiques dans l’éradication du nazisme.
S’il ne fait aucun doute que le régime stalinien fut bel et bien un régime sanglant et criminel, il est moralement et historiquement inconcevable de faire de l’Union soviétique, de son armée et de tous ceux qui s’engagèrent avec elle, communistes de tous pays acteurs décisifs du combat libérateur, des équivalents des nazis et de leurs supplétifs collaborateurs, sauf à sombrer dans « l’obsession comparatiste», névrose idéologique dénoncée par l’historien Marc Ferro. Les communistes furent, dans de nombreux pays et avec l’appui de différentes forces, gaullistes et socialistes en France, les artisans du redressement national, créant un rapport de force qui permit l’édification d’institutions républicaines et sociales sur les cendres du nazisme et des collaborations. Est-ce un hasard si cet héritage fait parallèlement l’objet de violentes attaques dans tous les pays de l’Union européenne ?
Les pays d’Europe orientale furent, quant à eux, des points d’appui décisifs dans les combats anticoloniaux qui essaimèrent après guerre. Noyer dans le concept de totalitarisme des réalités historiques aussi dissemblables ne peut apparaître que comme une escroquerie intellectuelle. Une telle entreprise ne sert en aucun cas à poser un regard lucide et apaisé, pourtant indispensable, sur les contradictions, crimes et fautes des régimes influencés par le soviétisme et qui ont pris le nom de socialisme.
« Cette résolution fait la part belle au révisionnisme d’extrême droite…»
Cette résolution s’appuie sur un considérant aussi grotesque que l’interdiction formulée dans certains pays de l’Union de « l’ idéologie communiste », semblant acter des dérives revanchardes des extrêmes droites du continent en incitant tous les États membres à s’y plier. Signe qui ne trompe pas, l’inféodation à l’Otan est ici désignée comme gage de liberté pour les peuples de l’Est européen.
Cette résolution fait la part belle au révisionnisme d’extrême droite quand les pays baltes sont désignés comme ayant été « neutres », alors que ces derniers ont mis en place bien avant le pacte germano-soviétique des régimes de type fasciste laissés aux mains de « ligues patriotiques » et autres « loups de fer », suscitant un antisémitisme viscéral qui connaîtra son apogée sanglant dans ces pays lors de la Seconde Guerre mondiale.
Incidemment, la Shoah, sa singularité intrinsèque, et les logiques d’extermination méticuleuses et industrielles du régime nazi sont fondues dans le magma des meurtres du XXe siècle et ainsi relativisées. L’odieuse équivalence entre nazisme et communisme permet d’exonérer les régimes nationalistes d’inspiration fasciste des années 1930 que des gouvernements et ministres actuels d’États membres de l’Union européenne célèbrent ardemment.
Viserait-on, par ce texte politicien, à réhabiliter ces régimes qui gouvernèrent de nombreux pays d’Europe orientale avant de sombrer dans la collaboration en nourrissant l’effort de guerre nazi et son projet d’extermination des juifs d’Europe ? Ce texte est une insulte faite aux 20 millions de Soviétiques morts pour libérer l’Europe du joug nazi, aux millions de communistes européens engagés dans la Résistance et les combats libérateurs, un affront fait aux démocrates alliés aux mouvements communistes contre nazis et fascistes, avant et après la Seconde Guerre mondiale.
Au moment où Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, propose de nommer un commissaire à la « protection du mode de vie européen », célébrant un culte que l’on croyait révolu à la pureté continentale, les thèses historiques révisionnistes des droites extrêmes et réactionnaires, qui ont de toute évidence inspiré ce texte, font leur entrée fracassante au Parlement européen. Pendant ce temps, aucun commissaire n’est nommé sur les questions d’éducation ou de culture…
« C’est bien la visée communiste qui est la cible de ce texte indigne et inculte. »
Thomas Mann, vigie morale d’une Europe décomposée, écrivait: «Placer sur le même plan moral le communisme russe et le nazi-fascisme, en tant que tous les deux seraient totalitaires, est dans le meilleur des cas de la superficialité, dans le pire c’est du fascisme. Ceux qui insistent sur cette équivalence peuvent bien se targuer d’être démocrates, en vérité, et au fond de leur cœur, ils sont déjà fascistes ; et à coup sûr ils ne combattront le fascisme qu’en apparence et de façon non sincère, mais réserveront toute leur haine au communisme. »
Si l’expérience qui a pris le nom de communiste au XXe siècle ne peut être, pour tout esprit honnête, résumée à la personne de Staline ou à une forme étatique, tel n’est pas le cas du nazisme, intrinsèquement lié à un homme, à un régime. Et si le communisme propose un horizon d’émancipation universelle, quoi qu’on pense des expériences qui s’en sont réclamées, tel n’est pas le cas de l’idéologie nazie, qui se revendique raciste, réactionnaire et exclusive, portant la mort en étendard. Ces simples arguments de bon sens disqualifient l’odieuse comparaison de cette résolution.
C’est bien la visée communiste, dont nous maintenons qu’elle ne fut jamais mise en pratique dans les pays du bloc soviétique, qui est la cible de ce texte indigne inculte, et avec elle, la possibilité d’une autre société. Que des voix sociales-démocrates et écologistes aient pu soutenir pareille résolution mêlant leurs voix au Rassemblement national (ex-FN) et aux extrêmes droites continentales, est le signe désolant de la lente dérive d’une frange trop importante de la gauche européenne qui largue les amarres d’une histoire et d’un courant, ceux du mouvement ouvrier, dans lesquels elle fut elle aussi forgée, qui prête également le flanc aux pires tendances qui s’expriment dans le continent.
Demain, un maire, un élu, un député pourra-t-il se dire communiste sans enfreindre la docte délibération du Parlement européen ? Et l’Humanité pourrait-elle un jour passer sous les fourches caudines de la censure imposée des droites extrêmes coalisées ? Ne plane-t-il pas là comme un parfum munichois, justement, face à une offensive idéologique dont certains pensent pouvoir se satisfaire en rasant les murs ?
Tous les démocrates, toutes les personnes attachés à la libre expression des courants qui se réclament du communisme et d’une alternative au système capitaliste devraient au contraire se lever contre cette inquiétante dérive qui nous concerne tous.
Au risque d’y laisser eux aussi un jour leur peau.
Patrick Le Hyaric (Directeur de l’Humanité)