Pour la deuxième fois, le Conseil d’État, saisi par les syndicats, a asséné un coup d’arrêt au décret visant à réaliser 2,3 milliards d’euros d’économies sur le dos des chômeurs. Pour le pouvoir, le camouflet politique va être dur à encaisser.
La chasse aux pauvres menée par l’exécutif vient de subir un sérieux revers. Pour la deuxième fois en six mois, le Conseil d’État a porté un coup à la réforme de l’assurance-chômage imposée par décret gouvernemental du 26 juillet 2019. Saisie en référé par tous les syndicats (sauf la CFTC), la haute juridiction administrative a suspendu la mise en pratique prévue au 1er juillet des nouvelles conditions d’indemnisation des privés d’emploi. « Les incertitudes sur la situation économique ne permettent pas de mettre en place, à cette date, ces nouvelles règles qui sont censées favoriser la stabilité de remploi en rendant moins favorable l’indemnisation du chômage des salariés ayant alterné contrats courts et inactivité», explique-t-elle dans sa décision. Si la juge ne remet pas en question le bien-fondé de la réorientation de l’assurance-chômage – l’instance pourra le faire à l’automne puisqu’elle a été saisie « sur le fond » par les syndicats – , celle-ci envoie un signal clair que les organisations de salariés comme celles de chômeurs ne cessaient de clamer aux sourdes oreilles du pouvoir macronien : cette réforme est mauvaise car elle est idéologiquement hors des réalités.
Un outil de redistribution
Pilier de notre République sociale, l’assurance-chômage est cet outil de solidarité et de justice sociale qui permet d’absorber les accidents de parcours professionnel et complète ainsi les autres mécanismes de Sécurité sociale. Pour la Drees (services statistiques du ministère de la Santé), le régime contribue « de façon primordiale à la stabilisation du niveau de vie » des Français : à hauteur d’un tiers pour les 20 % les plus modestes, de près de la moitié pour les 20 % suivants et encore un cinquième parmi les 20 % les plus aisés. C’est justement cet outil de redistribution auquel s’est attaqué le gouvernement.
Muriel Pénicaud, ministre du Travail de l’époque, expliquait que la réforme de l’assurance-chômage constituait le troisième temps de « l’action pour l’emploi », après la casse du Code du travail avec les ordonnances Macron de 2017 puis la privatisation par l’individualisation de la formation professionnelle (2018). En clair, l’heure était venue d’accélérer le « retour à l’emploi », bref de s’attaquer à ces fainéants de chômeurs qui profitent du système. Résultat : changements de calcul tous azimuts afin de diminuer la durée d’indemnisation et les niveaux des allocations, le tout accompagné d’un renforcement du flicage des privés d’emploi. Et, pour donner le change, un système de bonus-malus afin d‘inciter les entreprises à embaucher en CDI… en 2022. Le véritable objectif était ailleurs : «Avec cette réforme nous visons une baisse du nombre de chômeurs de 150 000 à 250 000 sur les trois ans à venir. Loin d’une approche comptable et d’une logique de rabot, cette transformation de l’assurance-chômage nous permettra d’atteindre plus de 3,4 milliards d’économies de 2019 à 2021 », dixit Edouard Philippe. Foin de rabot. L‘heure est à la tronçonneuse.
Selon l’étude d’impact de l’Unédic, les territoires les plus touchés par le chômage devaient forcément payer le prix fort. Dans le Pas-de-Calais, les Bouches-du-Rhône, la Seine-Saint-Denis, le Rhône, la Haute-Garonne, la Gironde ou encore Paris, 25 000 à 30 000 personnes devaient être pénalisées par le changement de calcul des allocations. C’était même 50 000 pour le Nord.
Si le premier couperet de la réforme (diminution de la durée d’indemnisation) est bien tombé au 1er novembre 2019, privant d’accès au chômage partiellement ou totalement 710 000 personnes, les syndicats ont lutté pied à pied contre le second (diminution des allocations) dès que la crise sanitaire a frappé, afin d’éviter que cette réforme n’empire la situation sur le front du chômage. En décembre dernier : première saisine du Conseil d’État. Première gifle infligée au ministère du Travail, contraint de revoir ses règles de calcul, la première mouture violant le principe d’égalité entre indemnisés. Le 30 mars dernier, Elisabeth Borne croit tenir la martingale avec un nouveau décret instaurant un « plancher » pour éviter les chutes vertigineuses d’indemnisation. Cela n’aurait pas empêché 1,15 million de personnes de voir leur allocation diminuer de 17 % en moyenne dès l’entrée en vigueur au 1er juillet prochain, selon une nouvelle étude de l’Unédic. C’est ce nouveau décret que le Conseil vient de retoquer. Deuxième gifle infligée au gouvernement. En attendant la troisième cet automne ?
La bataille n’est pas finie
« L’humiliation aurait pu être plus grande, analyse Mathieu Grégoire, sociologue, universitaire et spécialiste de la question du salariat. La juge ne se prononce pas sur les inégalités de traitement comme sur un certain nombre d’autres griefs faits par les syndicats. Elle a choisi celui qui lui semblait le plus adapté celui des conditions de mise en œuvre de la réforme, qui, selon elle, ne sont pas réunies au 1er juillet. Mais la bataille n’est pas finie. Il faut voir ce que le gouvernement va faire, en octobre ou novembre, quand le Conseil d’État se prononcera sur le fond. À six mois de la présidentielle, va-t-il risquer une nouvelle humiliation ? Il faudrait qu’il laisse tomber sa réforme. »
Mais si Emmanuel Macron la soutient mordicus, c’est avant tout pour donner des gages. À Bruxelles tout d’abord, mais aussi (et surtout ?) à son électorat. La réforme de l’assurance-chômage constitue une monnaie d’échange. Pour toucher le plan de relance européen (40 milliards d’euros pour la France), les pays membres de l’UE doivent s’engager à poursuivre leurs réformes « structurelles » – comprendre « austéritaires ». Dans le courrier qu’il a envoyé à Bruxelles, fin avril, le gouvernement mentionne donc sa refonte de l’assurance-chômage, qui devrait permettre d’économiser 2,3 milliards d’euros par an en vitesse de croisière.
Mais au-delà de l’aspect comptable, c’est la présidentielle de 2022 qui est visée. « Dans le récit du quinquennat, cette réforme lui permet de montrer que, malgré la crise, il continue à réformer, ce qui a été un puissant levier de séduction pour des sympathisants LR-LRM», décryptait le sondeur Frédéric Dabi en avril dernier. Difficile de tenir si le gouvernement abandonne sur les dossiers de l’assurance-chômage et de la retraite… « Emmanuel Macron manifeste sa volonté profonde de changer la nature de notre protection sociale, en affaiblissant les droits collectifs pour la réduire à un simple filet de sécurité », analyse le député communiste Pierre Dharréville. Dès lors, la décision du Conseil d’État, « c’est une sacrée victoire pour tous ceux qui se sont mobilisés, syndicats en tête, renchérit le député FI Adrien Quatennens. La bataille doit continuer jusqu’au retrait».*
Cyprien BOGANDA et Stéphane GUÉRARD (Journal L’Humanité du 23 juin 2021)